L’AVIS DU LIBRAIRE

 

Lettre où l'intrication de l'amour et de la mort atteint son paroxysme.

DENOËL (Robert)

Lettre de condoléances à Jeanne Loviton concernant le décès de Paul Valéry

s.d. [peu après le 20 juillet 1945]

LAS d'1 page in-4 (26,8 x 20 cm), rédigée à l'encre bleue

Poignante lettre autographe signée, de condoléances, adressée par Robert Denoël à Jeanne Loviton, connue également sous le nom de plume de Jean Voilier, peu après le décès de Paul Valéry survenu le 20 juillet 1945.

L'amant console sa maîtresse du décès de son précédent partenaire, peu de temps avant de disparaître à son tour, en sa compagnie, dans des circonstances mystérieuses.

Lettre d'une importance capitale où l'intrication de l'amour et de la mort atteint son paroxysme.

Retranscription :

"Je sais, mon chéri, l'étendue de ton chagrin et je t'écris pour te dire que je le partage tout entier. Tu fais une perte très grande dans l'ordre du sentiment et de la pensée. Mais rien, crois-moi, ne pouvait l'empêcher.

Dis-toi que tu as prolongé une existence depuis longtemps menacée, dis-toi que tu as apporté aux dernières années d'un grand écrivain le merveilleux secours de ta présence, le rayonnement de ta beauté, la douceur infinie de ton amitié. Pendant des années tu as été son refuge, son espoir, sa joie. Qu'aurais-tu pu faire de plus beau et de plus utile pour lui ? Sans toi, il aurait abandonné la lutte beaucoup plus tôt.

Tu l'as exalté, soutenu, porté souvent au meilleur de lui-même. Dans les ténèbres de sa vieillesse, tu as été pour lui la lampe fragile qui donnait un sens à la route. Il t'a suivie, guettée, aimée comme le dernier et le plus beau rayon d'or qui ait brillé à ses yeux. Ne le pleure pas. Il a rempli sa destinée. Il a atteint le sommet de son art. Il est allé à l'extrême de sa pensée, avec un bonheur d'expression, une [?] du verbe que rien n'égale dans le siècle. Tu lui as donné tout ce que tu pouvais lui donner.

Ne tiens pas compte de ses dernières paroles qui ne sont qu'un sursaut d'un égoïsme aussi monstrueux aussi rare d'ailleurs que le génie ; s'il t'accusait de sa mort, c'est qu'il te devait la vie. Le désespoir qu'il a manifesté n'était que le regret des bienfaits qu'il croyait perdus. Il avait terminé sa course, elle fut glorieuse et cette gloire fut méritée. Souvenons-nous des inimitables cadences, des tours promptes et éclatants de sa prose, du mouvement qu'il donne à l'intelligence, de toutes les richesses dont il nous a comblés. Et songe aux douceurs de vos entretiens, à cette gaieté qu'il y apportait, à toute la force de vivre qu'il trouvait auprès de toi.

C'est tout ce que je voulais te dire cet après-midi quelques minutes après avoir appris sa mort dans une librairie où il aimait aller bavarder parfois.

Je t'embrasse, mon chéri, je baise tes yeux tristes, mon cœur bat contre le tien, je t'aime, Robert".

Grande séductrice, Jeanne Loviton (1903-1996) fut le dernier et probablement le plus grand amour de Paul Valéry. Leur passion amoureuse dura de 1938 à 1944. Les amants échangèrent une correspondance nourrie - plus de 850 lettres - conservée pour partie au département des manuscrits de la BnF, et pour le reste à la médiathèque et au Musée de la Ville de Sète.

Jeanne Loviton fut également la maîtresse de Robert Denoël et fut la seule témoin lors de son assassinat intervenu, six mois plus tard, en décembre 1945, tant est si bien qu'elle fut, un temps, soupçonnée d'en avoir été la commanditaire.

Elle présidera un temps les éditions Denoël après le décès de son amant, avec lequel elle avait envisagé de se marier, mais cédera finalement ses parts dans la maison d'édition à Robert Gallimard en 1954.

En sus de son amour passionné pour Paul Valéry et pour Robert Denoël, elle entretint des relations amoureuses avec nombre de personnalités du monde des lettres au rang desquels figurent notamment Pierre Frondaie qu'elle épousa en 1927 et dont elle divorça en 1936, maître Maurice Garçon, Saint-John Perse, Jean Giraudoux, Émile Henriot et Curzio Malaparte (dont elle édita plusieurs ouvrages en français) ainsi qu'avec quelques hommes d'état et quelques femmes remarquables dont la féministe Yvonne Dornès.

François Mauriac dira d'elle qu'elle était "le dernier personnage romanesque de ce temps".

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