PROUST (Marcel)

Cinq lettres autographes signées à Maurice [Duplay]

s.d. [mai 1905 à avril-mai 1914]

5 LAS au format in-12 formant un ensemble de 24 pp. rédigées à l'encre noire

Cinq lettres autographes signées adressées à Maurice Duplay (1880-1978), ami d'enfance de Marcel Proust et romancier.

Les Proust étaient intimement liés avec les Duplay. Tout comme Adrien Proust, le père de Marcel, Simon Duplay (1836-1924), le père de Maurice, était médecin. Chirurgien des hôpitaux, professeur de clinique chirurgicale à l'Hôtel-Dieu, membre de l'Académie de médecine, il devait être un des témoins de Robert Proust au mariage de ce dernier. Marcel se liera plus tard avec leur fils Maurice.

A ce jour, on ne connaîtrait que douze lettres de Marcel Proust à Maurice Duplay (onze retranscrites dans Kolb, Correspondance de Marcel Proust et la douzième passée en vente chez Christie's (Vente du 9 décembre 2014, n°104) dans laquelle Proust prodigue des conseils littéraires à la lecture du manuscrit de Léo, roman de Maurice Duplay).

Dans les lettres que nous proposons, écrites de mai 1905 (première lettre connue) à avril-mai 1914, Marcel Proust joue le rôle de critique littéraire. Il y fait, à travers une analyse détaillée des textes lui étant soumis, l'éloge de l'oeuvre romanesque de son ami. Y sont commentés La Trempe : L'École des héros (Albin Michel, 1905), Léo (A-Z. Mathot, 1909), Ce qui tua Farget (Arthème Fayard, 1911) et L'Inexorable (Plon-Nourrit, 1913), paru la même année que Du côté de chez Swann.

Dans l'importante lettre prodiguant des commentaires sur L’Inexorable, Marcel Proust évoque le procédé de scenarii alternatifs utilisé par son ami dans son roman et le rapproche du passage de Du côté de chez Swann, dont il est en train de corriger les épreuves, « où [son] héros [Charles Swann] est à la recherche d'une femme [Odette de Crécy] qu'il a peur de ne pas trouver dans les restaurants où il a le dernier espoir de la rejoindre. Et il voit d'avance sa fin de journée double, selon que son cocher lui aura dit qu'il l'a trouvée, ou le contraire ».

Maurice Duplay publiera ses "Souvenirs intimes" de Marcel Proust en 1972 (Mon ami Marcel Proust, Cahiers Marcel Proust, nouvelle série n°5, Gallimard).

LAS, 3 pp. in-12, s.d. [seconde quinzaine de mai 1905] à propos du premier livre de Maurice Duplay, La Trempe : L'École des héros, paru chez Albin Michel (Philip Kolb, Correspondance de Marcel Proust, Tome V, pp. 158-159) :

"Mon cher Maurice, Cela m'est très difficile de te donner une heure en ce moment je t'écrirai pourquoi mais ce soir j'ai tellement mal aux yeux que je vois à peine les mots que j'écris, je ne veux pas me fatiguer. Je ne te dis qu'un mot que je tiens à t'écrire tout de suite (parce que je suis plus écriveur de lettres que toi (lettres dans le sens correspondance), quoique hélàs moins écrivain ! C'est ce que je viens de lire ton livre [La Trempe : L'École des héros] et que je suis émerveillé, stupéfait. Oui stupéfait. Je connaissais toutes tes "possibilités". Comment avais-je pu soupçonner la maîtrise ? C'est le mot ! Pas une faiblesse, pas une gaucherie, pas une lenteur. La pensée la plus haute mais toujours s'élevant de la vie la plus forte, pas une abstraction. Un paysage admirable, fleuve, maisons de roses et de vignes, couchant des vignes et vendange du ciel, mais adapté, armaturé au sujet, reflet de sang irradié par le livre dans la nature. Des impressions délicieuses (les flamants roses oiseaux d'aurore, etc. vitrage ensoleillé, une merveille). Le sergent qui fait rire et qui punit qu'on ait ri, étonnant. Enfin c'est un beau livre. Il faudrait que je le relise que j'y pense pour le comparer, le situer entre d'autres, savoir son vrai rang, préjuger ceux que tu feras. De cela je n'ai actuellement ni la force, ni le temps, ni le goût tout à admirer ta force aisée, ton beau don de style, ta maîtrise réelle je le répète. C'est épatant. Je vais mettre ce livre dans les mains de tous me amis. Tous vont vouloir te connaître. Et comme je ne pourrai pas facilement vous réunir, je te les enverrai ou t'enverrai à eux. Je te félicite encore et te serre la main. Marcel Proust, Quelle forme ! Quelle éloquence ! Quelle vie !".

Longue LAS (8 pp. in-12), s.d. [premiers jours d'avril 1909 à propos de Léo, roman de Maurice Duplay, paru début avril 1909 chez A.-Z. Mathot dont Proust venait de recevoir un exemplaire (Philip Kolb, Correspondance de Marcel Proust, Tome IX, pp. 71-73) :

"Mon cher Maurice, En quelques mots car je suis bien incapable d'écrire, je voudrais te dire beaucoup de choses. D'abord ceci : tu m'avais écrit un mot charmant il y a déjà plusieurs mois. J'ai été dans un tel état de santé que ayant un petit objet ayant appartenu à maman (*) à remettre à ta mère, j'ai attendu jour par jour d'être mieux dans l'espoir de passer chez toi. Or jamais ma vie n'a été telle, mangeant une fois par 48 heures, jamais avant 3 heures du matin etc., etc. Et si veux écrire une ligne, une lettre, plusieurs jours de maux de tête. Aussi me disant toujours : "Demain", je ne t'ai pas écrit et quand j'ai reçu Léo aujourd'hui, j'ai pensé avec tristesse à ce que tu devais penser de moi. Mais la curiosité l'a emporté sur la tristesse et j'ai jeté un long, un très long, un presque complet coup d'oeil sur Léo, et je n'ai abandonné ma lecture qu'après les dernières pages finies, ces dernières pages qui me paraissent toutes changées, et à mon avis infiniment supérieures à ce qu'elles étaient. L'écueil du sujet c'était le côté "mélo" qu'accentuait le dénouement. Celui-ci est plus simple, plus émouvant. Et surtout il t'a permis ces superbes pages, cette vieillesse végétante, vitupératrice et casanière où un assassin et une rouleuse vivent avec une régularité de bourgeois et parlent avec une amertume de pamphlétaires, avec une sévérité de sermonnaires. Quel talent mon cher Maurice, quelle belle matière grasse et colorée de lueurs que celle de ton style qui n'expose jamais un fait sans en extraire de poésie, sans le prolonger de sa portée sociologique; qualités qui sont peut être celles qui t'échappent le plus parce qu'elles font si certainement partie de la contexture la plus intrinsèque de ton beau cerveau, que tu ne peux t'en défaire pour les apercevoir. Mais c'est ce que je prise le plus haut chez les écrivains qui les possèdent. Il est vrai que si peu les possèdent qu'il vaut mieux n'en pas parler. J'ai été repris par le tourbillon et la farandole de tes expressions d'argot à qui tu as su donner un mouvement endiablé. Pourquoi y a-t-il de la beauté à avoir mis après le mot arrivés, les mots "par les poules", je n'en sais rien et ne peux que constater cette merveilleuse et au fond mystérieuse efflorescence qui rappelle les plus orgiaques délires de Molière et de Rabelais. Et comme dans tout ce que tu écris, chaque parole reflète la monade qui le dit mais cette monade est elle-même un reflet de l'univers. De sorte qu'au fond, dans l'idée que se font les aminches du faubourg Germain et de l'Elysée, il y a hélas bien du vrai. Et je trouve une plaisanterie littéraire d'une grande portée et d'une délicieuse saveur, l'effort d'objectivité du peintre de couleur locale, Chichille qd il croît parler avec vérité le "jaspinage" des ménesses des languilles etc. par là Chichille rejoint Racine, Bernardin de St Pierre et les imagiers des Cathédrales, c'est émouvant. Dis-moi par un petit mot si je ne peux t'être utile à rien pour le lancement de ton livre et crois à ma bien tendre, bien fraternelle et bien admiratrice amitié. Marcel Proust".

* Jeanne Clémence Weil Proust est décédée le 26 septembre 1905

LAS de 4 pp. in-12, s.d. [peu après le 22 mars 1911] à propos de Ce qui tue Farget, roman de Maurice Duplay annoncé chez Arthème Fayard en mars 1911. Marcel Proust y évoque à deux reprises Reynaldo Hahn (Philip Kolb, Correspondance de Marcel Proust, Tome X, pp. 267-268) :

"Mon cher Maurice, Ton livre m'a l'air tout à fait beau et fort, je n'ai encore jeté qu'un coup d'oeil, et l'amertume de l'iniquité si puissamment retracée m'a si entièrement* envahi qu'il a fallu les délicieuses drôleries de ce dialogue d'une justesse si rare et double - humaine et locale - de psychologie et de dialecte - et aussi la constante beauté du style - pour mêler quelque douceur à l'angoisse des évènements qui préparent celui qui tue Farget. Je te dis tout cela bien mal parce qu'ayant peu de force pour écrire j'ai pensé que tu préférerais que je la garde pour écrire à mon ami Hahn relativement à l'Elsen de Monsieur Mercier [drame de en 4 actes et 5 tableaux de Jean Ferval, musique d'Adalbert Mercier], un musicien que j'ai souvent entendu vanter. Je me suis empressé d'écrire à Reynaldo Hahn, mais je te dirai que moi qui le connais beaucoup je l'ai vu sévère pour des oeuvres non pas même de gens qui lui étaient recommandés mais qu'il connaissait, qu'il aimait et qu'il admirait, et louangeur pour des gens qu'il détestait. Il écrit sous la seule dictée de son impression, laquelle d'ailleurs est faillible comme toute impression passagère. J'ai donc fait de grand coeur ta commission, avec un double plaisir à cause de ma tendresse admirative pour toi, et aussi de tout le bien que j'ai entendu dire de M. Mercier, mais sans beaucoup d'illusion sur l'efficacité de mon intervention que je crois cependant la plus efficace pour mon ami. Tout à toi, Marcel Proust".

* "âcrement" dans le catalogue de la vente Andrieux du 1er juin 1928, n°144.

LAS, 7 pp. in-12, s.d. [peu après le 23 mai 1913] à propos de L'Inexorable, roman de Maurice Duplay paru chez Plon-Nourrit & Cie en mai 1913 (Philip Kolb, Correspondance de Marcel Proust, Tome XII, pp. 182-185). Marcel Proust évoque être "brisé par la correction des épreuves de Du côté de chez Swann (placard 35 des première épreuves Grasset dont le cachet porte la date du 29 avril 1913) et fait le parallèle entre des passages du roman de son ami et du premier volume de La Recherche du temps perdu à paraître, à compte d'auteur, chez Grasset :

"Mon cher Maurice Je ne peux t'écrire une longue lettre en ce moment parce que je suis brisé par la correction de mes épreuves dont je ne peux venir à bout, je change tout, l'imprimeur ne s'y reconnaît pas, mon éditeur me relance de jour en jour, et pendant ce temps ma santé fléchit entièrement j'ai tellement maigri que tu ne me reconnaitrais pas. Tout ceci pour que tu m'excuses de ne t'écrire qu'un mot. Mais je tiens à te dire que je suis tout à fait conquis par l'Inexorable. Chose étrange, nous avons de tels rapports de pensée que dans mon roman il y a un passage où mon héros est à la recherche d'une femme qu'il a peur de ne pas trouver dans les restaurants où il a le dernier espoir de la rejoindre. Et il voit d'avance sa fin de journée double, selon que son cocher lui aura dit qu'il l'a trouvée, ou le contraire. Or c'est exactement la même alternative que tu décris quand Henri Villefort ne sait pas si Bernard acceptera ou non de publier son roman. Mais hélas si la pensée est la même, j'avoue que je suis loin de l'avoir exprimée avec la même clarté que toi. Je ne me rappelle pas au juste ma phrase mais j'en ai dernièrement corrigé l'épreuve et je ne me souviens combien elle est "enchevêtrée" "il voyait la fin de sa soirée à la fois une et alternative" (qq. chose comme cela) tandis que tu as clairement distribué de chaque côté la double possibilité. Tout le début (sauf la première page (1) où je n'aime pas les détails professionnels non revivifiés, ce qu'il y a sur la firme) est magistral. D'ailleurs cette netteté véritablement romaine et qui tranche tellement sur le style amorphe qu'emploient nos contemporains, continue tout au long de ton récit à accoupler ainsi en groupes logiques des sensations dont chacune n'est pas pour cela moins fine et moins profonde (2). Quant à ton dialogue il était aisé de prévoir que l'étonnant esprit d'observation, la verve, la constante trouvaille qui stylisait même tes discours d'apaches ne te ferait pas défaut ici. Tes collaborateurs effrayés mais ravis de l'idée du suicide de Floria ont cette largeur moliéresque. Peut-être y a-t-il un peu d'excès dans le discours de Floria, peut-être un peu exclusivement "argot" dans son dialecte. Mais ce parti pris d'outrance (3) ne me déplait pas et le comique humain ne fait pas un instant défaut. Enfin ma préférence va à toute l'histoire de Josette (j'entends ma préférence épisodique car c'est naturellement la conclusion même de l'histoire de Villefort qui ne semble particulièrement significative et émouvante). Mille détails de nature me rappel[l]ent (4) ton heureux don d'images de la Trempe (ta volière si jolie de la Trempe) me charment (5) ça et là et le comique même s'y marie comme dans la jolie description du lac où le ridicule amiral Suisse est une excellente trouvaille. Je pense avec tristesse à ta chère mère (6) qui eût été heureuse, et t'embrasse. Ton Marcel Proust".

Notes (retranscription dans Kolb, Correspondance) :
1. "ligne"
2. "et moins profonde" manque dans Kolb
3. "ambiance"
4. "rappelaient"
5. "charment"
6. "maman"

LAS de 2 pp. in-12, [vers avril-mai 1914?] probablement à propos d'un conte s'inspirant d'Harry Pot ou Potts, dit Fragson, chanteur de café-concert populaire que Proust appréciait (Philip Kolb, Correspondance de Marcel Proust, Tome XIII, pp. 143-144) :

"Bravo mon cher Maurice pour ton Fragson orphique charmant (1) les monstres banlieusards et la faune des Fortifications. Tu as concentré là dans les dimensions d'un conte cette disposition qui t'est si personnelle de retrouver dans les faits divers du jour la poésie et l'horreur du drame antique et de la mythologie. Des gros ennuis s'ajoutent cette année à mon état de santé, il y a longtemps que je ne t'ai écrit. Mais je pense à toi avec une constante tendresse où le souvenir désolé de la mère adorable que tu as perdue est mêlé à mon attachement admiratif et ému pour ton père. Tout à toi Marcel Proust".

Notes (retranscription dans Kolb, Correspondance) :
1. "orphique et charmant"