FOURRIER (Marcel)

Deux lettres à Jean Bernier à propos de Clarté

s.d. [début janvier 1925] et 29 avril [1925]

2 LAS, 10 p. in-8 au total, rédigées à l'encre bleue

Deux importantes lettres autographes signées, inédites, formant un ensemble de 10 pp. in-8, adressées par Marcel Fourrier à son ami Jean Bernier (1894-1975), membre du comité directeur de la revue Clarté de novembre 1921 à 1926.

Dans la première, il est longuement question de la revue Clarté, de ses collaborateurs - Georges Michaël, Edouard Berth - mais aussi de Aleksandr Arosev, révolutionnaire russe puis diplomate, de Panait Istrati, évoquant la publication dans Clarté de l'article de Bernier consacré à « Un Cadavre » tract des surréalistes contre Anatole France paru en octobre 1924, de travaux engagés dans les locaux de la revue pour en faire une galerie de tableaux (local qu'occupera la Galerie Surréaliste inaugurée en mars 1926), du IVe congrès du PCF, de rugby, passion partagée par Fourrier et Bernier, et de nouvelles plus intimes.

Dans la seconde, Marcel Fourrier fait part de ses craintes de prise de contrôle de la revue et de sa bolchévisation. Il recommande de "tenter pour un temps une oeuvre pamphlétaire" plutôt que de "devenir [un] organe officiel de propagande communiste".

C'est peu après en 1925 qu'un projet de revue commune entre Clarté et les surréalistes fut envisagé puis abandonné.

Retranscription :

LAS 1, 8 pp. in-8, s.d. [début janvier 1925] : "Mercredi / Mon vieux Jean, je reçois aujourd'hui ta longue lettre et compatis sois-en certain, à tes malheurs. J'espère quand même que tu parviendras à élever une barrière quelconque entre tes trop accueillants amis et toi. Sinon reviens. A moins que tu ne veuilles continuer à faire les délices de tous les "barones" siciliens - et il doit y en avoir encore des milliers et des milliers. Constates (sic) mon pauvre vieux qu'il ne suffit pas de faire en chemin de fer et en bateau des centaines de kilomètres pour .. réussir à t'isoler. Pourtant je connais aux confins de la Lybie quelque coin où tu n'entendrais guère piailler autour de toi. L'arabe a au moins cette qualité qu'il n'aime parler qu'en de certaines circonstances. Mais tu vas encore m'accuser de naturalisme africain : je reconnais mon faible.

Pour changer, parlons un peu de Clarté. Tu as dû recevoir le numéro qui est sorti seulement le 8 à Paris et n'a été expédié aux abonnés que le 10. Le grand retard subi tient à plusieurs causes. D'abord la copie remise beaucoup trop tard ; ensuite la lenteur du travail de montage des pages (en monotype, chaque lettre est moulée séparemment (sic) ce qui rend la manipulation de chaque ligne deux ou trois fois plus longue qu'avec la composition linotypique. Il est vrai que les caractères sont beaucoup plus réguliers) ; enfin les jours de fête, la gueule de bois du personnel de l'imprimerie, les absents, et le manque d'habitude de la mise en page d'une revue comme la nôtre. Ce retard de dix jours risque d'ailleurs d'avoir une répercussion sur le prochain n° car la copie n'est pas encore prête.

Je prévoyais que ton départ risquait de désagréger quelque peu l'équipe. C'est ce qui est. En fait j'ai bien peur qu'avant un mois notre ami Michael (1) ne soit complètement "absorbé" par ses rudes travaux en Sorbonne et sa petite vie de famille. Ses non moins rudes travaux de S.O.I l'ont tellement ébranlé qu'il vient d'être obligé de prendre une dizaine de jours de repos - à Bonnières avec femme et enfant s'entend. La IIIe partie de son analyse du bouquin de père Berth (2) est beaucoup moins bonne que les deux précédentes, et sa conclusion même est beaucoup plus une péroraison qu'une conclusion. Le sujet anciens combattants et révolution lui a totalement échappé, du moins, dans les manifestations 1919-1920 et l'espoir que nous avions en nos copains du front. Au lieu de tirer partie (sic) des évènements d'après guerre pour venir confirmer. un exposé théorique souvent beaucoup trop didactique il tourne court brusquement et il revient bien vite à l'analyse, de nouveau didactique, de la notion d'héroïsme d'après Berth. Encore une fois apparaît le plus grave défaut de Varagnac : impossibilité de se faire sa voie lui-même. Tant qu'il se maintient dans ses sentiers battus il fait merveille. Qu'il s'égare un instant et il est perdu. Et je pense que ses fréquentations sorbonnardes loin de remédier à un tel état de choses ne feront que l'accentuer.

Vis à vis du père Berth, toujours le même mur de glace. Il faudrait pour influer quelque peu sur lui être son copain. Je ne peux et personne de la petite équipe ne peut l'être. Certes, il est tout à fait accroché, je crois, à Clarté, mais encore beaucoup plus en naufragé que nous. Il vient de terminer un Proudhon et Marx, mais auparavant il y aura - inévitable et bien périlleuse à plus d'un chef - la question Bergson. J'avais vivement engagé André à prendre les devants, mais je pense qu'il a eu peur de froisser le père Berth en attaquant une de ses idoles. Alors nous aurons d'abord cru Berth. Qu'en penses-tu ? Moi je flaire une source d'emmerdements. Engueulades des orthodoxes - et cette fois-ci justifiées car vraiment faire du bergsonisme dans une revue révolutionnaire française c'est nettement du confusionnisme - et du plus pur.

J'ai commencé un tas de démarches pour la revue qui m'ont donné déjà quelques résultats intéressants. Dans l'ordre d'importances : pris contact avec l'ambassade avec le secrétaire pour la presse : Arosev (3), un bolchevik d'Octobre, assez coté dans la littérature russe d'après guerre et dont nous avons publié les Souvenirs sur Octobre dans notre numéro spécial sur la révolution russe. Donc très sympathique, connaissant peu et mal Clarté. Mais j'ai l'intention de le fréquenter assidument. C'est un type très aimable, très complaisant mais réservé et distant comme la plupart des russes et ne se livrant pas facilement. J'ai commencé par lui remettre une collection complète de la revue en lui disant : "lisez quand vous aurez le temps, c'est le seul moyen de savoir qui est Clarté et de juger la revue". De son côté il m'a remis pour le prochain numéro quelques documents sur Lénine (entre autres sa correspondance avec Gorki) et également des souvenirs personnels de lui (il a été directeur de l'Institut Lénine à Moscou). Les documents sont actuellement entre les mains de Parijanine (4) pour traduction. Ça posera notre prochain numéro, venant au moment de la célébration du 1er anniversaire de la mort de Lénine.

Pris contact avec Istrati : un frère tout à fait, physique et allure de mendigot sur le port d'Alger et de Tunis. Très chic type. Tout à fait intéressé à Clarté. J'ai sa promesse formelle de collaboration dès qu'il sera un peu moins surchargé de besogne à tant de lignes (car la maison Rieder soigne comme tu le penses son étalon - car tu sais qu'Oncle Anghel (5) vient d'obtenir le premier prix "sans nom"). Ce prix est une délicieuse combinaison de Grasset - une revanche du prix Flaubert. Seulement Grasset malin veut faire une virginité à ce prix sans nom en le faisant attribuer tout d'abord à un auteur d'une autre firme. Après il prendra sa revanche (je tiens ces détails d'Istrati lui-même). Je ne puis te rapporter toute notre conversation très importante. Je te raconte cet épisode significatif : "J. R. Bloch (6) me raconte Istrati me dit "comment, le jour même où vous obtenez le prix sans nom, vous faites publier dans Clarté une lettre terrible sur Anatole France. Vous voulez donc nuire à votre carrière ? Quelle carrière ? répond Istrati. Et puis en admettant qu'être artiste ce soit faire une carrière, est-ce que la maison Rieder m'a édité pour m'aider à faire une carrière ?". Nous nous sommes séparés tout à fait amis.

Pris contact avec René Marchand (7) et obtenu de lui promesse de collaboration. Pris contact avec Bonjean (8) qui m'a également promis des inédits de la suite de son Mansour. Je dois le revoir un de ces soirs pour causer avec lui de l'Egypte et du mouvement naturaliste égyptien. Repris contact avec Crommelynck qui m'a promis la primeur de sa pièce "Tripes d'or".

Voila pour la collaboration. A l'intérieur de la revue même un travail formidable. Je fais refaire la grande pièce pour une galerie de tableaux et poser le gaz. Tu te rends compte du bordel au milieu duquel il me faut travailler. Les amis de Clarté marchent doucement mais régulièrement. Aujourd'hui nous sommes à 80 presque tous à cent francs. Les abonnés nouveaux de décembre étaient 43. Mais par contre pas mal de non réabonnements dont le motif certain est notre anti France. C'était prévu, à part ça puisque nous terminons avec le chapitre Clarté, les fesses d'Adrienne vont bien ! elle les tortille de plus en plus dès que le moindre pèquenot ouvre la porte de sa boutique.

A Ortodoxville, tout va de mal en pis et jamais le bordel n'a fait autant de recettes. Gilès (9) voit enfin se réaliser ses voeux les plus intimes et après le Congrès il aura ses galons de Secrétaire Général. Il m'a promis de t'écrire pour te raconter par le menu les détails de cette histoire. Au milieu des préparatifs du congrès mon article a passé jusqu'à présent inaperçu. Mais Fégy (10) se chargera bien de ramener l'attention dessus. Donc on ne m'a pas encore "bolchevisé" mais ça ne tardera guère si j'en crois certaines rumeurs.

Parlons maintenant de questions en dehors du service. (Je vais faire encore un petit effort pour continuer ma lettre).

1°) Confirmant pleinement ton diagnostic psycho-typologique, la jeune Mitcha est devenue - et ce, je l'ai su depuis dès avant ton départ - pends-toi brave Bernier - la maîtresse de Guitard (11). Hein vieille canule, tu ne t'attendais guère à te voir boucher un pareil trou. (sans jeu de mots) Ce pauvre Guitard est déjà un peu sur les boulets et ne s'en défend que mieux. Cette crapule ne parle de rien moins que de maquerauter (sic) la môme. Quant à la môme elle a l'air d'être pour le moment fort passionnée. Je persuade Guitard de t'écrire et de te raconter son histoire. Mais il a peur que tu ne lui tordes les couilles à ton retour.

2°) Il se passe chez tes nouveaux locataires de sombres affaires. Ta belle mère est sur les dents et doit écrire à Marie-Louise une lettre "tassée". La baronne écrira également sur le même sujet affaires de ménage. Je ne te raconte pas, les femmes s'en chargeront.

3*) Tu as manqué une démonstration de rugby inouïe : celle des Zélandais (12). Le match France-Islande avait été répugnant, presque aussi répugnant que France-États Unis des Jeux Olympiques. Mais l'exhibition des Zélandais a été une chose splendide. Entre eux et nous, il y a deux classes de différence - et aussi toute la formation sportive. Chez eux toute l'équipe joue pour l'équipe et joue l'équipe. Jeu splendide d'où l'ouverture et l'attaque à la main jaillissent constamment. J'ai compté jusqu'à huit et dix attaquants sur la même ligne. Leurs avants tout aussi rapides que leurs trois-quarts et dès la sortie de mêlée viennent prendre place dans la ligne d'attaque. En moyenne chaque zélandais était deux fois plus fort, rapide, adroit que nos hommes ; Et il est vrai que la sélection était fort discutable - et l'équipe de France alors ! - je t'envoie les numéros de Sporting et de l'Auto où tu liras tous les détails des deux matchs internationaux.

Quant à moi mon pauvre vieux je suis cette fois très démoli. Depuis une quinzaine de jours j'ai vertiges sur vertiges, après les repas surtout et en me couchant. Pourtant, je suis un régime sévère dont je ne déroge guère !

Arlette est en bonne santé mais terriblement seule depuis le départ de Marie-Louise. Je fais ce que je peux pour la voir le plus souvent possible tout en sauvegardant mes soirées de solitude à Asnières indispensables, tu le sais. Ce soir, j'allais me plonger dans les thèses de Lénine sur les questions nationales et coloniales. (Thèses du IIe congrès de l'I.C.) que personne n'a jamais approfondi (sic) en France, et pourtant il y a là en substance toute la ligne révolutionnaire que nous présentons instinctivement depuis que nous pensons qu'il y a autre chose que le prolétariat occidental. Mais j'ai laissé là mes projets pour t'écrire. Et déjà il est minuit passé. Je t'écrirai dès que je pourrai, et aussi longuement si j'ai le temps. Embrasse Marie-Louise pour moi. Ton ami Marcel Fourrier

P.S. : Sadoul est en liberté provisoire. Je le verrai ces jours-ci. Revu Lessueur pour l'affaire avec PV Couturier. Je maintiens le contact avec Castre. Nous dinons ensemble une fois par semaine.".

Notes :
(1) André Varagnac (1894-1983), écrivait sous le pseudonyme de Georges Michael, membre du Comité directeur de la revue Clarté (1923-1924).
(2) Edouard Berth (1875-1939), théoricien français du syndicalisme révolutionnaire, collaborateur de Clarté.
(3) Aleksandr Arosev (1890-1938)
(4) Maurice Parijanine (1885-1937), traducteur, membre actif du comité directeur de la revue Clarté (1921-1925)
(5) Roman de Panaït Istrati, paru en 1924 chez Rieder sous le titre, Les Récits d'Adrien Zograffi : Oncle Anghel
(6) Jean-Richard Bloch (1884-1947), écrivain, collaborateur de Clarté et des éditions Rieder
(7) René Marchand (1888-1962), essayiste politique qui fut journaliste en Russie jusqu'en 1917
(8) François-Joseph Bonjean (1884-1963), auteur de "Mansour - Histoire d'un enfant du pays d'Égypte", paru chez Rieder en 1924
(9) Il pourrait s'agir de Gilles Marcel Cachin, qui était directeur de l’Humanité
(10) Camille Fégy (1902-1975), journaliste, entra à la revue Clarté lorsque la revue se rapprocha du groupe surréaliste
(11) Paul Guitard (1902-1960), journaliste à l'Humanité et proche de Clarté.
(12) match du 18 janvier 1925 au Stade des Ponts-Jumeaux, Toulouse, remporté par les All Blacks 30 à 6.

LAS 2, 2 pp. in-8, 29 avril [1925] : "Mercredi 29 avril / Mon cher jean / Je crois qu'il nous faut renoncer pour cet été encore à notre projet de voyage en Russie. Aux dernières nouvelles, l'ambassade envisage "l'expédition" d'intellectuels français (savants-peintres-sculpteurs-littérateurs sympathisants) pour octobre seulement - étant donné que la grande tâche de propagande est accomplie avec l'exposition des arts décoratifs.

J'ai reçu de Victor Serge une réponse, à la lettre que je lui ai immédiatement écrite après ma conversation avec V.C. Elle est aussi nette et franche que je pouvais espérer. "Le contrôle des écrivains prolétariens sur Clarté équivaudrait à la mort de Clarté... par sa bolchévisation après élimination bien entendu des petits bourgeois, suspects contre- révol. etc. dont nous sommes. Le régime de sucre d'orge et de la trique. Incompréhension absolue, totale de la situation intellectuelle de l'Europe et surtout de la France, tendance à tout dogmatiser, à tout sacrifier à la propagande. Collaborons ... de loin fraternisons même d'accord. Mais à tout prix sauvegardez l'indépendance de Clarté..." etc. Or je n'ai aucune raison de ne pas croire ce que me dit V.S. qui nous a donné tant de preuves d'un irréductible loyalisme à notre égard. Donc c'est l'effondrement de la plus grande partie de nos espoirs concernant l'appui à trouver auprès de l'I.C. A vrai dire je m'en doutais un peu. En définitive nous voila de nouveau en face d'un sacré fossé à franchir avec guère de nerfs ni de confiance... En attendant un prochain conseil de guerre j'ai pris certaines mesures de sauvegarde immédiate - réduction des dépenses par le licenciement d'Adrienne et la diminution du nombre de pages de la revue.

J'en reviens à ce que je t'écrivais de Brighton. Nous enregistrons dans la formule actuelle de Clarté la faillite d'une tentative de revue culturelle révolutionnaire complète. Pourquoi ? Parce qu'il est singulièrement hasardeux de poser de tels problèmes dans une période qui n'est même plus pré-révolutionnaire. D'où nécessité absolue de mettre Clarté au ton, encore une fois. Soit devenir organe officiel de propagande communiste (rentrer dans l'appareil prolét.), soit tenter pour un temps une oeuvre pamphlétaire. Je crois qu'il ne reste plus rien d'autre à faire, et cela en tout indépendance et sans lien d'aucune sorte avec un aucun parti politique.

P.S. Tu as dû recevoir les 400 frs par chèque postal. Pour l'opération de banque que tu me disais de faire dois-je attendre ton retour ou opérer le retrait tout de suite ? Amitié à Marie-Louise Marcel / Excuse le décousu de cette lettre. J'ai écrit toute la journée et ma tête est visiblement lourde et lasse.".

1 000 €