L’AVIS DU LIBRAIRE

 

Rarissime manuscrit de six années de cette vaste fresque de la vie littéraire du XIXe siècle

GONCOURT (Edmond, de)

Journal - 1872-1877

s.d. [circa 1890] 

6 volumes in-4 (27,2 x 21,8 cm), plein maroquin citron, dos à nerfs filetés, titre et date dorés, caissons richement ornés, quadruple filet doré encadrant les plats frappés de la devise des Hugo "EGO HUGO", double filet doré sur les coupes, toutes tranches dorées, roulette intérieure dorée (reliure signée Lortic fils), manuscrit autographe de 218 feuillets, rédigé à l'encre noire ou violette au recto seulement, Tome I : ff. 1 à 45 (becquet folio 44) ; Tome II : ff. 47 à 65 (dont un feuillet 48bis) ; Tome III : ff. 67 à 107 ; Tome IV : ff. 109 à 162 ; Tome V : f. 1 puis ff. 3 à 36 ; Tome VI : ff. 1 à 24 (13 & 14 sur la même page)

Manuscrit autographe de six années du célèbre Journal des Frères Goncourt, couvrant la période des années 1872 à 1877.

Ce manuscrit de 218 pages in-4, a été soigneusement copié par Edmond, en vue de la publication du tome V du Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire chez Charpentier en 1891, précédée d’une parution en feuilleton dans L’Écho de Paris du 30 novembre 1890 au 16 janvier 1891. Il est rédigé à l’encre noire ou violette au recto de feuillets de papier blanc ivoire ou chamois, en laissant une grande marge sur la droite. Les quelques variantes relevées par rapport à la version publiée chez Charpentier viennent de ce qu'Edmond de Goncourt a lui-même retravaillé les épreuves par la suite.

Biffures et corrections à l'encre noire, indications du typographe au crayon bleu. Chaque feuillet est composé de fragments découpés et très soigneusement contrecollés bord à bord.

Ce manuscrit a été offert par Edmond de Goncourt à Georges Hugo, comme cadeau lors de son mariage avec Pauline Ménard-Dorian, le 20 mars 1894. Georges Hugo le fit relier avec sa devise par Lortic fils (dont l’activité est connue à partir de 1884).

Edmond de Goncourt avait conservé le manuscrit complet du Journal, entrepris conjointement avec son frère en 1851, poursuivi seul après la mort de Jules de Goncourt en 1870.Il est maintenant conservé, conformément aux souhaits de l'auteur, au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France.

Chaque volume relié correspond à une année.

I. 1872

Le manuscrit s’ouvre sur le récit, le 2 janvier 1872, du « Dîner des Spartiates », et les propos du général Schmitz.

Plus loin, il est question de Flaubert, Théophile et Judith Gautier, la princesse Mathilde, Ziem, Tourguéniev, Zola, Victor Hugo, etc.

Un émouvant becquet ajouté au fol. 44 : « Fin d’octobre. Avec les années, le vide que m’a laissé la mort de mon frère, se fait plus grand. Rien ne repousse chez moi des goûts qui m’attachaient à la vie. La littérature ne me parle plus. J’ai un éloignement pour les hommes, pour la société. Par moments, je suis hanté par la tentation de vendre mes collections, de me sauver de Paris, d’acheter dans quelque coin de la France, favorable aux plantes et aux arbres, un grand espace de terrain, où je vivrais tout seul, en farouche jardinier ».

II. Année 1873

L’année 1873 commence, le 22 janvier, sur un dîner chez Thiers. Puis il est question de Flaubert, Sardou, Alphonse Daudet, Gavarni, Rops, etc.

III. Année 1874

1874 s’ouvre sur cette notation mélancolique (1er janvier) : « Je jette dans le feu l’almanach de l’année passée, et les pieds sur les chenets, je vois noircir dans le voltigement de petites langues de feu, toute cette longue série de jours gris, dépossédés de bonheur, de rêves d’ambition, de jours amusés de petites choses bêtes ».

Puis il est question de Flaubert, Dumas fils, Balzac, Labiche, Degas, la première du Candidat de Flaubert, Daudet, Zola, la princesse Mathilde, etc.

IV. Année 1875

1875 commence (8 janvier) par une longue notation après une maladie : « Depuis deux ou trois jours, je commence à revivre, et ma personnalité rentre tout doucement dans l’être vague et fluide et vide, que font les grandes maladies. J’ai été bien malade. J’ai manqué mourir. À force de promener, le mois dernier, un rhume dans les boues et le dégel de Paris, un beau matin je n’ai pu me lever. Trois jours, je suis resté avec une fièvre terrible et une cervelle battant la breloque. Le jour de Noël, il a fallu [aller] à la recherche d’un médecin, indiqué par le concierge de la villa. Le médecin m’a déclaré que j’avais une fluxion de poitrine, et m’a fait poser dans le dos un vésicatoire grand comme un cerf-volant. Onze jours j’ai vécu sans fermer l’œil, et toujours me remuant et toujours parlant, avec la conscience toutefois que je déraisonnais, mais ne pouvant m’en empêcher. Ce délire, c’était une espèce de course folle dans tous les magasins de bibelots de Paris, où j’achetais tout, tout, tout, et l’emportais moi-même. Il y avait aussi dans mon esprit troublé une déformation de ma chambre devenue plus grande et descendue du premier au rez-de-chaussée. Je me disais que c’était impossible, et cependant je la voyais telle. Un jour, je fus intérieurement très agité, il me sembla que le sabre japonais, qui est toujours sur ma cheminée, n’y était plus : je me figurais que l’on redoutait un accès de folie de ma part, que l’on avait peur de moi. Dans ce délire, toujours un peu conscient, l’homme de lettres voulut s’analyser, s’écrire. Malheureusement les notes, que je retrouve sur un calepin, sont complètement illisibles »…

Puis il est question de Flaubert, Tourguéniev, Zola, Desboutin, Daudet, Barbey d’Aurevilly, Cernuschi, Gambetta, Barye, etc.

V. Année 1876

Une brève notation ouvre 1876, le 1er janvier : « J’entre maintenant avec terreur dans l’année qui vient. J’ai peur de tout ce qu’elle a de mauvais en réserve pour ma tranquillité, ma fortune, ma santé ».

Puis il est question de Daudet, Fromentin, Morny, Dumas fils, Cernuschi, Tourguéniev, Hugo, Renan, Flaubert, Huysmans, etc.

VI. 1877

L’année 1877 commence, le 3 janvier, par une évocation concernant Melle [Abbatucci]: « Les mauvaises pensées, dans une cervelle de jeune fille, noircissent la transparence de leur regard, comme de l'ombre d'un nuage dans une vague. ».

Le 18 février, est livrée une intéressante réflexions sur l'art japonais : « C'est curieux la révolution amenée par l'art japonais chez un peuple esclave dans le domaine de l'art, de la symétrie grecque, et qui soudain s'est mis à se passionner pour une assiette, dont la fleur n'était plus au beau milieu, pour une étoffe où l'harmonie n'était plus faite au moyen de passages par des demi-teintes, mais seulement par la juxtaposition savamment coloriste de couleurs... ».

Puis il est question de Burty, Gambetta, Renan, Flaubert, Tourguéniev, etc.

Addition marginale, en date du 1er septembre sur Gustave Doré et l’enterrement de Thiers.

Il est souvent question de Victor Hugo dans ces années du Journal des Goncourt.

Très proche d’Edmond de Goncourt, dont il fut l’exécuteur testamentaire, Alphonse Daudet était le beau-père de Jeanne Hugo, la soeur de Georges. Au fil de ces six années, les allusions à Victor Hugo sont nombreuses, depuis la reprise de Ruy Blas le 19 février 1872 jusqu’à un dîner chez lui le 12 février 1877.

Ainsi : « Dimanche 24 mars [1872]. Hugo est resté avant tout un homme de lettres. Dans la tourbe au milieu de laquelle il vit, dans le contact imbécile et fanatique qu’il est obligé de subir [...] l’illustre amoureux du grand, du beau, enrage au fond de lui [...] Hier à sa table il prenait la défense du préfet Janvier. L’autre jour à propos d’une discussion sur Thiers, il jetait à Meurice : “Scribe est un bien autre coupable !” [...] Parfois, devant l’envahissement de son salon par les hommes à feutre mou, il se laisse retomber, avec une lassitude indéfinissable, sur son divan, en jetant dans une oreille amie : “Ah voilà les hommes politiques !” [...] Il disait à Judith, ces jours-ci, dans une visite où il se sauve de son chez lui ; “Si nous conspirions un peu, pour faire revenir les Napoléon, alors, n’est-ce pas, nous retournerions là-bas... nous irions à Jersey” ». (tome I, ff. 19 & 20)

Jeudi 28 mars [1872] : « Il est neuf heures et l’on dîne. J’entends la voix de Hugo [...] Il quitte poliment le dîner, et vient me trouver [...] il me parle dès l’abord de la mort, qu’il considère comme n’étant pas un état d’invisibilité pour nos organes [...] Je le ramène à lui, à Ruy-Blas. Il se plaint de la demande, qui lui est faite d’une nouvelle pièce de son répertoire. La répétition d’une pièce, ça l’empêche d’en faire une autre [...] Puis il parle de sa famille, de sa généalogie lorraine, d’un Hugo, grand brigand féodal, dont il a dessiné le château près de Saverne ». (tome I, ff. 20 & 21)

Mardi 5 août [1873] : « Mme Charles Hugo m’a invité ce soir à dîner, de la part de son beau-père [...] On se met à table. Et aussitôt se renversant dans les assiettes de tout le monde, deux têtes d’enfant : la tête mélancolique du petit garçon, la tête futée de la petite Jeanne [...] Il [Hugo] se met à parler. Il parle de l’Institut, de cette admirable conception de la Convention, de ce Sénat dans le bleu, comme il l’appelle [...] Depuis quelque temps, la petite Jeanne porte sa cuisse de poulet à ses yeux, à son nez, quand tout à coup elle laisse tomber sa tête dans la paume de sa main ? [...] On l’enlève, et son corps tout mou se laisse emporter, comme un corps où il n’y aurait pas d’os ». (tome II, ff. 53 à 56)

Lundi 27 décembre [1875] : « Je dîne ce soir chez Hugo [...] il se laisse tomber sur le divan [...], dit qu’il n’est pas modéré, parce que l’idéal d’un modéré n’est pas le sien, mais qu’il est un apaisé, un homme sans ambition et éprouvé par la vie ». (tome IV, ff. 156 & 157)

Dimanche 5 mars [1876] : « Aujourd’hui dimanche, dernier jour des élections, j’ai la curiosité de saisir l’aspect du salon Hugo. Dans l’escalier, je rencontre s’en allant, Meurice et Vacquerie. Dans le salon du poète presque vide, Mme Drouet, raide dans sa robe de douairière galante, se tient assise à la droite d’Hugo, dans une attention religieuse ». (tome V, f. 12)

Lundi 12 février [1876] : « Chez Hugo, ce soir. Il dit qu'il n'a jamais été malade, qu'il n'a jamais eu rien, qu'il n'a jamais souffert de quoi que ce soit, sauf un anthrax, un charbon dans le dos [...] Il lui semble qu'il est invulnérable ». (tome VI, f. [4])

Provenance : Georges Hugo (offert par Edmond de Goncourt pour son mariage avec Pauline Ménard-Dorian, le 20 mars 1894, reliure à son chiffre par Lortic fils)

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