BAUDELAIRE (Charles)

Importante lettre à Michel Levy à propos de Melmoth et des Histoires grotesques et sérieuses

9 mars 1865

LAS de 4 pp. in-8, rédigée à l'encre noire sur un bifeuillet de papier fin (21 x 13,2 cm)

Importante lettre autographe signée à propos de la parution des Histoires grotesques et sérieuses d’Edgar Poe et surtout du projet d’une nouvelle traduction française de Melmoth ou l’homme errant, chef-d’œuvre de la littérature gothique, de Charles Robert Maturin paru en anglais en 1820 chez Archibald Constable and Company, and Hurst, Robinson, and Co.

Il est également question d’une réponse adressée à Jules Janin à propos de Henri Heine et la Jeunesse des Poètes et d’un petit travail en soutien à Chateaubriand, chef du dandysme du monde moral que Baudelaire prévoyait d’adjoindre à ses Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains qui paraîtront dans L’Art romantique

Melmoth fit l’objet de deux traductions françaises, publiées toutes deux en 1821, par Mme E.F. Bégin éditée par la Librairie Nationale et Étrangère par Jean Cohen par G. C. Hubert.

La traduction de Mme de E.F. Bégin est vraiment infidèle (Baudelaire, Correspondance T. II, La Pléiade, p. 903). 

Celle de Jean Cohen, qui a notamment le défaut d’être incomplète, donnait une version du roman amputée de plus d’un quart, correspondant principalement aux passages où le romancier  « donne le plus libre cours à ses assauts contre les jésuites, l’Église romaine, l’Inquisition en Espagne, les misères des couvents, le sadomasochisme monacal, bref contre toutes les perversions d’une religion, fondée selon lui, sur la souffrance et les tourments. Là, Maturin pousse aux extrêmes la dialectique de la révolte luciférienne », note du traducteur de la première traduction intégrale en français par Jacqueline M.-Chadourne, Phébus, 1996, p. 29.

Charles Baudelaire, rêva d’entreprendre une nouvelle traduction de ce roman qui le fascina mais ne put la mener à bien.

Des six lettres connues de Baudelaire évoquant de Melmoth, celle-ci est la plus importante avec celle adressée à Madame Paul Meurice, à la même date.

Transcription :

« Mon cher Michel, J’ai été si malade jusqu’à ces derniers jours que je n’ai eu le courage de répondre à aucune lettre.

Votre lettre du 21 février n’exigeait pas une réponse immédiate, d’ailleurs. Vous m’avertissiez que vous alliez mettre en vente Histoires grotesques et sérieuses. Fort bien. Ce livre est à vous. Vous êtes le maître ; et c’est à moi à vous remercier de toutes les complaisances que vous m’avez montrées. - Seulement si par hazard le livre n’était pas encore en vente, et si Julien Lemer, que j’avais chargé de cette affaire, avait placé les fragments (Marie Roget et Habitations imaginaires), et si ces fragments étaient au moment de paraître, n’attendriez-vous pas encore un peu ? - Ayez donc l’obligeance de vous informer de cela auprès de Julien Lemer.

Mon cher ami, je ne vous ai pas du tout offert de traduire moi-même Melmoth pour vous. Je vous ai dit : Je vous suggère une bonne idée. Vous trouverez facilement un traducteur honnête. J’avoue que c’est la mauvaise humeur que m’a causée l’indélicatesse de MM. Verboe[c]k[h]oven et Lacroix qui m’a poussé à vous parler de cela, et surtout la certitude que ce bel ouvrage sera gâté, barbouillé, torchonné.

Du reste, je reviendrai peut-être sur ce que j’ai dit. Je vais en écrire un mot à Julien Lemer. Je suis convaincu qu’une simple annonce : Melmoth, de Maturin, traduit par Ch. Baudelaire, avec une notice de M. Flaubert ou de M. d’Aurevilly (qui sont comme moi deux vieux romantiques) suffirait pour couler la spéculation Lacroix.

J’ai calculé qu’il suffirait de deux mois, d’un travail régulier, pour traduire l’ouvrage entier. On pourrait faire hardiment un premier tirage de 10 000 exemplaires. Je sais ce que j’affirme. Je viens de relire la détestable traduction faite en 1820, et sous le texte français je devinais partout la phrase anglaise. - Mais tout cela, comme vous me l’expliquez, ne vous regarde pas. - Seulement si vous voyez Julien Lemer, exprimez-lui ce que je vous dis.

Bonjour à Calman[n] et à Parfait. - Je suppose que Calman[n] n’a pas détruit la liste de distribution que je lui ai envoyée. Je crois qu’il ferait bien de m’envoyer la liste des gens à qui il donnera le livre, pour qu’il n’y ait pas de doubles, ma liste d’amis contenant beaucoup de journalistes. J’enverrai à chacun de ces amis un bon pour un exemplaire. - A Bruxelles je n’aurai pas besoin de plus de 3 ou 4 exemplaires.

Il y a longtemps que j’ai fini ma réponse Janin, à propos de Heine et de la jeunesse des poëtes. Puis, la chose faite, content de l’avoir faite, je l’ai gardée ; je ne l’ai envoyée à aucun journal. J’ai fait aussi une réfutation de la préface à Jules César, et puis je l’ai gardée. J’ai commencé et je continue un petit travail sur Chateaubriand, considéré comme le chef du dandysme dans le monde moral, où je vengerai ce grand homme des insultes de toute la jeune canaille moderne. Mais je ne le communiquerai pas davantage aux journaux. Je suis las des gazetiers des ignorants, des barbouilleurs, des rédacteurs en chef et de leur pionnerie. Les pions n’aiment pas les pionniers. C’est ma sympathie pour d’Aurevilly qui m’inspire sans doute ce détestable calembour.

Je garderai simplement ces morceaux pour les joindre à mon livre : Quelques-uns de mes contemporains, que Julien Lemer placera chez tel éditeur qu’il voudra puisque M. Michel Lévy prétend que les œuvres critiques de M. Ch. Baudelaire ne sont pas d’une nature assez intéressante.

Tout à vous, Ch. Baudelaire ».

Trace d’un ancien onglet encollé au niveau du pli central, papier partiellement corrodé par l’encre ferro-gallique utilisée par Charles Baudelaire.

« Ce célèbre roman noir dont l’imagination frénétique atteignit un degré qui ne fut égalé que par Le Moine de Lewis [...], [Melmoth] exerça une influence énorme sur la littérature fantastique française » (Marc Loliée).

« Melmoth est l’apogée du roman noir. Il eut une influence considérable sur la jeunesse romantique, sur Balzac qui déclarait que Melmoth était égal et par endroits supérieur au Faust de Goethe. Baudelaire en parle à diverses reprises, Nodier, et enfin André Breton en firent le plus grand cas » (Gérard Oberlé).

9 000 €